« Revenir aux racines »
ROGER FEDERER parle, à trois jours de l’Open d’Australie, de son amour du jeu, intact au fil du temps et des records qui tombent.
DOHA – de notre envoyé spécial
Nous sommes le mardi 5 janvier, il est 21 h 30 et Roger Federer papote sur la banquette arrière de la voiture qui le reconduit du stade vers l’hôtel Ritz-Carlton de Doha. L’interview a été proposée à l’improviste et il a dit : « Pas de problème, monte à l’arrière. » Dans ces cas-là, on ne demande pas au chauffeur s’il a son permis ; on monte. Ça y est, on roule. Federer attaque sa douzième année sur le circuit. Mais celle-ci n’est pas comme les autres : « C’est la deuxième mi-temps de ma carrière », métaphorise-t-il. Le record des titres en Grand Chelem ? Ça, c’est fait. Gagner enfin Roland-Garros ? Ça aussi, c’est coché. Alors, que reste-il à vivre ?
« POUR LA PREMIÈRE FOIS depuis longtemps, vous commencez une saison sans avoir à répondre à ces deux bonnes vieilles questions : “Le record des victoires en Grand Chelem de Sampras, c’est pour bientôt ?” et “Roland-Garros, ça va être la bonne année ou bien ?” Est-ce que ça vous manque ?
– Hé, hé. (Il rigole.) Finies les questions pas sympas ! Franchement, c’est reposant. Il y a pile un an, j’étais numéro 2 mondial, j’allais perdre la finale à Melbourne (et pleurer, et pleurer) et j’étais sans arrêt sur le gril.
– Maintenant que vous avez gagné au moins une fois chaque tournoi du Grand Chelem, maintenant que vous détenez le record du nombre de victoires en Grand Chelem (15 titres), ne sentez-vous pas comme un vide ?
– C’est la fin d’une période. En un mois l’an dernier, entre Roland-Garros et Wimbledon, j’ai atteint ces deux immenses objectifs. Je pense que ç’a changé ma vie, mais je n’ai jamais senti de vide après. Je ne me suis jamais levé un matin en me disant : “Mince, et maintenant je fais quoi ?” La chance de notre sport, c’est qu’il est très riche. Il y a le classement, les tournois du Grand Chelem, les Masters 1000, les face-à-face avec tel ou tel joueur… Il m’arrive de me motiver en pensant à mon “historique” avec quelqu’un.
– Vous n’avez pas eu besoin de réfléchir plus que ça à la suite de votre carrière, pas eu besoin de redéfinir vos projets…
– Non. Chez moi, l’envie vient toute seule. Ce que je fais, souvent, c’est revenir aux racines : pourquoi, enfant, ai-je choisi le tennis ? pourquoi ai-je travaillé si dur toutes ces années ? qu’est-ce qui me plaît tant quand je joue ? Et j’ai tout de suite mes réponses. C’est simple : je ne pense pas qu’il existe quelqu’un qui aime le tennis plus que moi.
– Tout de même, ne vous sentez-vous pas libéré d’un poids cette saison ?
– Oui et non. Moi, je trouve que la pression est toujours là, et c’est tant mieux. Elle est différente, mais elle n’a pas disparu. De toute façon, si jamais un jour plus personne ne me mettait de pression, je serais toujours là pour m’en rajouter une dose. Je n’ai pas souvenir d’être entré sur un court sans pression.
– Vous qui aimez tant les défis, en voici quelques-uns. Dites-nous s’ils vous intéressent…
– O.K., on y va.
– Il ne vous manque “ que” deux titres de plus en Masters 1000 pour battre le record d’Agassi (17).
– Mouais. Ça ne m’excite pas trop. Les Masters 1000 n’existent que depuis vingt ans et je ne sais pas combien les grands joueurs d’avant auraient pu en gagner. Donc ce record n’est pas très significatif.
– Autre défi. Si vous restez numéro 1 mondial après Roland-Garros, vous battrez le record de longévité au sommet de Sampras (286 semaines)…
– Ça, c’est un record important à mes yeux. Déjà, quand j’avais battu celui de Connors (nombre de semaines consécutives à la place de numéro 1 mondial), j’avais trouvé ça quand même très fort. Rester aussi longtemps devant, quand on sait qui il y a derrière, ce n’est pas simple. D’ailleurs, mon principal objectif est de finir encore cette année numéro 1. (Il égalerait alors Sampras, six fois numéro 1 en fin de saison, de 1993 à 1998.) Ç’a été tellement dur de le redevenir.
– Rester numéro 1, donc. Et quoi d’autre ?
– Gagner plus. L’an dernier, j’ai remporté quatre tournois. C’était quatre gros (Madrid, Roland-Garros, Wimbledon et Cincinnati), mais je dois pouvoir faire mieux. Il m’a manqué des titres dans les “petits” tournois. Faut dire que j’ai dû me décommander souvent, pour une blessure ou pour me reposer ( Dubaï, Halle, Tokyo). J’ai donc tout recentré sur les grands tournois et je n’aime pas trop ça. J’aime les petits tournois parce que c’est bon pour mon jeu. Il y a moins de stress, donc je peux essayer des trucs nouveaux. Avant de renoncer à Tokyo l’an dernier, j’avais dit à Séve (Lüthi, son coach) : “ J’y vais et je fais service volée sur première et seconde balles. ” Parce que je pensais que ça pouvait m’aider pour plus tard.
– Parlons de plus tard, justement. Quand vous voyez-vous arrêter ?
– Pour calmer tout le monde, j’ai dit que je jouerais jusqu’aux JO de Londres en 2012. Mais c’est un minimum. Je ne pense pas m’arrêter là. Je me vois bien jouer après, mais différemment. Essayer de jouer de nouveaux tournois, faire des exhibitions en Amérique du Sud, où je ne suis pratiquement jamais allé.
– Vous n’avez plus quitté le top 10 depuis que vous y êtes entré, en octobre 2002. Trouvez-vous que celui d’aujourd’hui est plus fort que celui de l’époque, quand il y avait Safin, Hewitt, Novak, Henman, Grosjean, Ferrero…
– Question difficile. Moi, je ne suis pas si sûr. Aujourd’hui, les gars ont moins de faiblesses mais peut-être aussi moins de points forts. Avant, on avait des joueurs plus surprenants, avec des formes de jeu plus variées. C’était plus dur de dominer une surface. Aujourd’hui, les conditions se sont uniformisées et les joueurs avec. Souvent, quand je regarde jouer Davydenko, Del Potro ou Djokovic, je me demande quel est vraiment leur coup le plus fort…
– Dans la catégorie : “Va franchir un grand cap en 2010”, sur qui miseriez-vous ?
– Si je devais n’en garder qu’un, ce serait Murray. Il s’est construit intelligemment, il a gagné plein de Masters 1000 (4), il a déjà une grosse expérience. Cela dit, Del Potro n’a jamais gagné un Masters 1000 et il a gagné l’US Open. Il y a un an, jamais je n’aurais dit ça. Il ne tapait pas vraiment son service alors que maintenant il lâche le bras. Il a tellement progressé.
– Et le vainqueur du Masters, qui vient de vous battre deux fois de suite ?
– Ah Davydenko ! Je peux vous garantir que je vais bien surveiller son parcours à Melbourne. L’Open d’Australie va nous montrer s’il peut tenir son rythme, s’il peut aussi nous battre tous au meilleur des cinq sets. Vachement intéressant, ça.
– Monfils, Tsonga, Simon, Gasquet, ça vous intéresse ?
– Énormément. On sait tous qu’ils ont un grand potentiel. Disons qu’ils ont confirmé l’an dernier. Maintenant, il leur faut passer un cap et, pour ça, ils ont besoin d’être moins blessés. Richard va vite remonter. La question, c’est jusqu’où ?
– Nadal n’a plus gagné un tournoi depuis Rome, en mai dernier. Certains pensent qu’il ne sera plus ce qu’il a été.
– C’est des conneries. Ça me rappelle ce qu’on disait de moi il y a un an. “Rafa”, je l’ai vu à Abu Dhabi, je l’ai vu à Doha : il ne lui manque rien. O.K., il n’a pas gagné depuis longtemps. Mais qui l’a battu ? Del Potro, Murray, Davydenko, Djokovic, Söderling… C’est quand même pas des mauvais ! Imaginez : s’il avait pu jouer Wimbledon l’an dernier, si on ne lui avait pas enlevé direct ses 2 000 points de sa victoire en 2008, il en serait où ? Il a juste vécu un retour de blessure, avec une perte normale de confiance. Pour moi, le très grand Nadal est pour demain.
– Vous n’avez jamais connu de graves blessures. Cet Open d’Australie sera votre 41e tournoi du Grand Chelem de suite. C’est quoi ? Du travail ? De la chance ?
– Les deux. J’attends de moi d’être en forme dans les grands tournois. On n’a pas le droit de se pointer en Grand Chelem avec une demi-blessure. Chez les filles, c’est possible de gérer les trois premiers tours en finissant de se soigner ; chez nous, faut même pas y penser. Mon style m’aide pour durer. Généralement, c’est moi qui décide des points, moi qui impose les courses à l’autre. Quand Rafa met quarante-cinq minutes à gagner un set, je peux en mettre trente. J’ai travaillé très fort physiquement quand j’étais junior pour me fabriquer une bonne armure. Maintenant, je travaille moins dur, mais plus précisément.
– Vous avez vingt-huit ans, un âge où on récupère moins vite qu’avant. C’est pour ça que vous venez d’embaucher Stéphane Vivier, un kiné français ?
– Un Marseillais, en plus ! ( Rire.) Oui, l’âge compte, c’est vrai. Jusqu’à cette saison, j’avais toujours eu des masseurs et j’avais envie de travailler avec un kiné. Il bossait depuis longtemps à l’ATP et je ne voulais pas donner l’impression de le piquer aux autres, genre : “Désolé les gars, moi, je suis Federer. Maintenant, il est à moi.” Je crois que tout le monde l’a bien pris.
– Ça veut dire quoi “Je travaille plus précisément” ?
– Quand t’es plus jeune, tu ne t’échauffes pas. T’es devant ta PlayStation, on t’appelle pour le match et hop ! tu y vas. Aujourd’hui, je prends systématiquement dix minutes d’échauffement musculaire juste avant le match. Je renforce presque tous les jours mon dos parce que j’ai eu des problèmes. J’ai toujours eu le sentiment de ne pas être assez costaud du dos.
– L’an dernier, on disait que vous aviez pris deux ou trois kilos de muscle. Vrai ?
– Ah, non ! J’ai plutôt maigri. Après Miami en 2008, j’ai fait exprès de perdre trois kilos. Je ne me sentais pas assez léger sur le terrain.
– Et le sommeil. Il paraît que vous êtes une vraie marmotte.
– Exact ! Si je ne dors pas mes onze, douze heures par jour, ça ne va pas. Si je n’ai pas ce sommeil, je me blesse. Quand les jumelles (ses filles, nées en juillet) pleurent et que je suis sur un tournoi, je mets les boules Quies et je me rendors.
– Vous avez annoncé votre forfait pour le premier tour de Coupe Davis. Parce que c’est l’Espagne, chez elle, sur terre battue ?
– Pas parce que c’est l’Espagne. Mais parce que c’est la terre battue. Entre Dubaï et Indian Wells, ça ne colle pas. Ça me désole d’un côté, mais je sais pourquoi j’ai pris cette décision.
– On a parlé d’une décision égoïste, pas très patriotique. Les gens pensaient que, maintenant que vous aviez battu le record de Sampras, vous seriez plus disponible…
– Les gens doivent comprendre que c’est impossible de tout faire. Si je fais un autre choix, peut-être que je ne gagne pas Roland-Garros l’an dernier. Est-ce que les gens préfèrent que je joue la Coupe Davis ou que je batte le record des titres en Grand Chelem ? Est-ce que les Suisses ne préfèrent pas avoir un numéro 1 mondial ? Si je joue et que je le paye plus tard au classement, on ne manquera pas de me dire : “ Ah, ah, tu n’es plus numéro 1 !”
– Ce n’est pas possible de faire les deux ?
– Moi, je considère qu’un tour de Coupe Davis équivaut à retirer automatiquement un Masters 1000. Et, moi, je ne suis pas prêt à ça. Je privilégie encore mes choix individuels ; le moment viendra sans doute où ça changera. Faut comprendre aussi que je n’ai pas une équipe aussi fournie que Nadal avec l’Espagne. Je ne me plains pas. Je constate. Rafa n’a pas joué le quart de finale (mais il était blessé), ni la demi-finale l’an dernier. On a retenu qu’il a été la star en finale. On a juste oublié qu’il n’était pas là avant (deux simples gagnés au premier tour, tout de même).
– Avez-vous parlé à Tiger Woods depuis qu’ont éclaté ses problèmes conjugaux ?
– Oui, c’est mon ami et je lui ai dit mon soutien. C’est difficile pour lui et sa famille de voir étaler partout des problèmes très intimes.
– L’ampleur prise par cette histoire vous a-t-elle appris quelque chose ?
– C’est instructif. La presse people qui se déchaîne, les contrats de sponsors qui sont cassés… J’ai toujours été conscient que l’image que tu crées patiemment pendant toute une carrière peut être foutue en une minute. Ça fait un peu peur, mais c’est comme ça. Tiger a besoin de calme. Et bientôt il redeviendra le golfeur génial qu’on connaît. »
FRÉDÉRIC BERNÈS – L’Equipe, 15 janvier 2010
Il doit rester quelques fautes de frappe, j'achète L'Equipe sur PressDisplay et la version texte contient souvent des coquilles.